Comment une simple page, la page 43, peut donner une sensation de vide, provoquer un haut le coeur, un sentiment de désarroi, de colère, d’impuissance?

Je me suis cogné à la page 43 samedi 13 septembre, vers 14h30. Un samedi doux, où il aurait fait bon passer quelques heures en famille après les deux semaines de sprint de la rentrée. Ou bien s’oxygéner sur les coteaux, jouer avec ma fille, ou m’aérer pour de bon en allant écouter les notes de salsa d’un été finissant dans le parc des arènes de Dax.

Mais c’était un samedi post rentrée, post évaluations. Des évaluations nationales que ma directrice, comme tant d’autres, était allée chercher à l’Inspection Académique, en dépit du bon sens, du cadre réglementaire, juste pour bien faire. Des évaluations nationales de CE2 menées tambour battant, une semaine durant, en jonglant avec les absences et les sorties des élèves. Des évaluations identiques à celles de l’année d’avant, malgré les nouveaux programmes, là où je réadaptais mes propres évaluations chaque année et où, accessoirement,  je ne produisais pas 4 grammes de CO2 par clic… Gênantes à faire passer, donc, et plus encore à saisir.

Le fameux portail Repères affichait un message d’information : « maintenance du portail de saisie le 13 septembre entre 18h et 23h59 ».  Un message qui faisait écho aux opérations de maintenance qui rendent indisponible le serveur LSU entre un et trois jours chaque mois de janvier et chaque mois de juin, justement pendant la période de saisie des livrets. Sauf que ce message ne s’effaçait pas. Même en cliquant dix fois sur « j’ai compris », le serveur ne voulait pas savoir que j’avais compris. Il laissait son message d’information, figé, prostré, comme s’il martelait: « attention, vous n’allez pas pouvoir travailler »! Il était en bas d’écran, ce message, et dès la page 10 de saisie des résultats, il empêchait justement de voir et saisir les réponses proposées en bas de page.

J’ai essayé plusieurs navigateurs, différentes stratégies pour réduite la fenêtre internet, puis le cadre de saisie, et après moultes tentatives j’ai pu continuer à saisir les résultats, au prix de scrolls de souris et de jonglages permanents. C’est peut-être bon pour la motricité fine, mais c’est mauvais pour la santé mentale, car à force de patience, je suis arrivé à la page 43 de mon premier livret.

Des mathématiques, ranger par ordre croissant 4 nombres. Autre bug, symboliquement intéressant: si l’élève avait juste, chaque case affichait les 3 mauvaises réponses, pas la bonne, qu’il fallait donc saisir manuellement. Puis valider en cliquant. A ce moment-là, j’ai regardé la pile restante, 26 livrets de 69 pages, et je n’étais pas au bout du premier. J’ai définitivement compris, si j’avais encore un doute (mais à chaque rentrée on trouve l’énergie dans les espoirs les plus fous), que je ne jouerai pas avec ma fille, que je n’irai pas me promener, et la lumière dorée des cuivres sous les platanes du parc Théodore Denis se sont évanouis davantage.

La page 43: un vertige soudain, violent, une absurdité qui résume à elle seule toutes les incohérences du sytème, à commencer par cette idée dangereuse que l’école peut tout. La page 43, celle qui a fait résonner tout le reste. Les directeurs invités à former sur le plan fille-maths, pour avoir plus de femmes diplômées en sciences. Comme si les directeurs étaient formateurs. Comme si, au-delà du nécessaire travail sur l’égalité, les entreprises n’avaient pas une légère part de responsabilité, en refusant souvent d’embaucher à diplôme égal les femmes au même salaire que les hommes.

Vous savez, ces entreprises à qui l’Etat fournit chaque année 211 milliards d’aides d’argent public, sous divers motifs…

Cet Etat qui n’a eu de cesse que de pointer du doigt, ces derniers mois, par la voix de son exécutif, pour justifier un budget injustifiable, ce discours dangereux, nauséabond, tout droit sorti de l’Espagne franquiste:  les fonctionnaires de la Santé et de l’Education Nationale sont « ceux qui coûtent »… Sans nous, ils seraient à genoux! Est-ce donc à cause de nous s’ils sont toujours là?

La page 43 m’a filé ce vertige en même temps qu’elle a mis en évidence cette effroyable combinaison: l’obstination à empêcher de travailler dans des conditions acceptables sur temps de repos et le refus d’entendre des bonnes réponses.

La page 43 a soudain symbolisé notre déroute, ou plutôt leur déroute et nos problèmes. La fuite en avant de Ministres éphémères, qui n’ont jamais mis les pieds dans une école publique, n’en connaissent rien, réfléchissent peu, pensent mal et sont piètrement conseillés, mais pour qui l’Ecole, donc nous, devrions tout faire, et même le reste. Sans personne pour prendre un peu de hauteur, et dire en riant: « on arrête, ce n’est pas sérieux ».

La page 43 du livret d’évaluations nationales de CE2 2025, c’est un peu la page d’erreur 404 d’internet: le symbole d’une aberration pédagogique, écologique, économique, politique. L’impasse absolue. Et le pire, c’est que quand le bug s’était produit sur le même type d’exercices page 21, j’y croyais encore.

Nicolas, pour le SE 47


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